J’ai écrit un article pour The Conversation à propos de la vente aux enchères d’une des plus anciennes bibles hébraïques
Vous pouvez lire l’article sur The Conversation ou ci-dessous :
Il y a quelques jours, la presse internationale annonçait la mise aux enchères de ce qui pourrait être le livre le plus cher de tous les temps : une bible estimée à 50 millions de dollars. Il s’agirait de l’une des plus anciennes bibles au monde, un témoin unique de cet ouvrage pas comme les autres. Qu’en est-il vraiment ?
Aux origines de la Bible
La Bible est, dit-on, l’ouvrage le plus vendu au monde. Il faut dire qu’elle a une longueur d’avance : au XVe siècle, lorsque Gutenberg met au point sa célèbre technique d’imprimerie, c’est bien sûr la Bible qu’il choisit pour être diffusée à grande échelle. C’est une véritable révolution.
À l’époque, Gutenberg imprime une version latine de la Bible, qu’on appelle la « Vulgate », traduite par saint Jérôme au tournant du Ve siècle après Jésus-Christ. Jérôme avait alors effectué sa traduction à partir des langues originales de la Bible, à savoir l’hébreu, l’araméen et le grec. Cette pluralité de langues est due au caractère composite de la Bible qui, en réalité, n’est pas un livre, mais une collection de livres écrits à des époques différentes par des auteurs qui ne parlaient pas tous la même langue. Le mot « Bible » lui-même signifie d’ailleurs « les livres », au pluriel (en grec : « ta biblia »). Tout est dans le titre !
La bible qui sera mise aux enchères le 16 mai est en hébreu et date du Xe siècle après Jésus-Christ, environ. C’est un âge vénérable, mais il existe des manuscrits bien plus anciens. Mille ans plus tôt, des scribes copiaient les mêmes livres sur des rouleaux de parchemin (ou, plus rarement, de papyrus).
Certains de ces manuscrits ont traversé les millénaires cachés dans des grottes sur les rives occidentales la mer Morte. Ils ont été découverts au milieu du XXe siècle par des Bédouins ; ces « rouleaux de la mer Morte », comme on les appelle, sont, à ce jour, les plus anciens manuscrits de la Bible. Ils sont hélas disloqués et morcelés : on compte plus de 30000 fragments qui devaient correspondre à un millier de rouleaux environ. Autant de puzzles à reconstituer, sans modèle, et avec la majeure partie des pièces manquantes. Les plus anciens datent du IIIe siècle avant Jésus-Christ, et peut-être même du IVe voire Ve siècle, ainsi que je l’ai récemment proposé. Les plus récents datent du IIe siècle après Jésus-Christ.
Dans la plupart des cas, la datation proposée se fonde sur la « paléographie » – la façon dont les lettres sont tracées –, l’idée étant qu’on n’écrit pas de la même manière au IIIe siècle avant Jésus-Christ et au IIer siècle de notre ère.
Un problème de datation
Une datation au carbone 14 est, en théorie, utile, mais elle se heurte à plusieurs difficultés : c’est une méthode destructive, car il faut prélever et broyer des échantillons ; ces échantillons sont souvent contaminés et donnent des résultats aberrants ; même lorsqu’ils sont justes, les résultats doivent être calibrés, et l’on aboutit parfois à plusieurs datations possibles et assez imprécises ; enfin, même lorsque la datation s’avère plausible, on ne date que le parchemin ou le papyrus, et non la copie du texte, qui peut avoir été faite longtemps après – surtout si le parchemin a été lavé et réutilisé, comme ça se faisait souvent : à l’époque, tout se recyclait.
Le même problème de datation se pose pour cette bible mise aux enchères. Parfois, le scribe ajoute une mention précisant son identité, la date de la copie, le nom de la personne qui lui a commandé ce travail, etc. Un peu comme l’achevé d’imprimer que vous trouverez aujourd’hui à la fin de n’importe quel livre. Cette mention s’appelle un « colophon », mais il n’y en a pas ici. Tout juste sait-on qu’elle a été vendue au tournant du IIe millénaire après Jésus-Christ. On en déduit qu’elle a été copiée avant et, grâce à la paléographie, on l’a datée des environs du Xe siècle de notre ère.
À l’occasion de la mise aux enchères, une datation au carbone 14 a été effectuée, mais les résultats n’ont pas été publiés. On nous dit que cette bible daterait de la fin du IXe ou du début du Xe siècle, mais sans plus de précision. Le vendeur a tout intérêt à proposer la datation la plus ancienne possible pour faire grimper les enchères, au point même de présenter cette bible comme un chaînon manquant avec les manuscrits de la mer Morte, alors qu’un millénaire les sépare, de sorte que quelques décennies ne feront guère de différence.
Un chaînon manquant ?
Le chaînon manquant existe pourtant : ce sont des bibles grecques datées des IVe ou Ve siècles après Jésus-Christ. La plus connue d’entre elles est au Vatican : c’est le Codex Vaticanus. Ces manuscrits permettent d’accéder au texte biblique dans sa langue originale, le grec, pour ce qui est des livres écrits dans cette langue. Mais pour les livres écrits en hébreu et en araméen, il faut se contenter d’une traduction grecque. Or, traduire, c’est trahir.
Se pose donc la question de la fiabilité de cette version grecque, d’autant qu’elle diffère parfois des bibles hébraïques plus tardives telles que celle qui est mise aux enchères. Les traducteurs grecs étaient-ils incompétents ? Distraits ? Orientés ? La découverte des manuscrits de la mer Morte a permis de résoudre cette énigme, puisque certains de ces rouleaux, y compris en hébreu, concordent avec la version grecque. Autrement dit, les traducteurs grecs ont plutôt bien travaillé, car ils avaient sous les yeux un texte hébreu différent de celui des bibles hébraïques médiévales.
L’évolution du texte biblique ne s’est pas arrêtée là. Ces différentes versions de la Bible ont circulé pendant des siècles, copiées et recopiées par des scribes juifs et chrétiens qui ne se parlaient pas forcément beaucoup.
Au début du Moyen Âge, des savants juifs mettent au point des systèmes de ponctuation du texte biblique. Il faut dire que l’alphabet hébreu ne note pas les voyelles de façon systématique et précise ; le même texte peut être lu de différentes façons, avec les conséquences que l’on imagine lorsqu’il s’agit des saintes Écritures.
Pour lever toute ambiguïté, on a donc habillé le texte de petits points et traits permettant d’en préciser la prononciation exacte : voyelles, intonation, ponctuation, cantillation. Plusieurs prononciations étaient en concurrence, et il faudra attendre le Xe siècle pour trouver la première bible hébraïque dotée de la prononciation encore en usage aujourd’hui. Cette bible, c’est le Codex d’Alep, daté de l’an 930 environ, et que l’on peut admirer au Musée d’Israël à Jérusalem. Plusieurs feuilles sont perdues, mais son héritier, le Codex de Saint-Pétersbourg (ou Codex de Leningrad), copié en 1009 après Jésus-Christ, est complet. C’est ce manuscrit qui sert de référence à l’étude de la Bible hébraïque et à la plupart des traductions françaises modernes de la Bible.
Un texte vivant
La bible qui est mise aux enchères n’est ni le Codex d’Alep, ni celui de Saint-Pétersbourg. Il s’agit du Codex Sassoon 1053. Contrairement au Codex de Saint-Pétersbourg, il lui manque des feuilles, de sorte qu’il ne peut prétendre au titre de plus ancienne bible hébraïque complète connue. En outre, sa ponctuation est légèrement différente de celle du Codex d’Alep. C’est à la fois un défaut et un atout : les croyants désireux de lire la Bible hébraïque selon la prononciation officielle écarteront le Codex Sassoon 1053, cependant que les spécialistes ont depuis longtemps noté l’intérêt de ce manuscrit pour une étude comparative de la ponctuation hébraïque.
Dans tous les cas, le prix astronomique évoqué pour cette vente aux enchères – jusqu’à 50 millions de dollars ! – est révélateur de l’importance de la Bible et de la religion pour des milliards de personnes à travers le monde. Au point que certains collectionneurs américains n’ont pas hésité à dépenser des millions de dollars pour des manuscrits de la mer Morte, et ce afin de s’acheter une crédibilité scientifique et politico-religieuse. Ironie du sort, ces manuscrits étaient des faux…
Il faut protéger ce patrimoine culturel de toute forme d’instrumentalisation et l’apprécier à sa juste valeur. Le Codex Sassoon 1053 a d’autres qualités : il dispose par exemple les livres de la Bible hébraïque dans un ordre légèrement différent de celui que nous connaissons. Le livre du prophète Isaïe a été placé après celui d’Ézéchiel et non avant celui de Jérémie. Imaginez que vous regardiez les films de la saga Star Wars dans un ordre différent de celui dans lequel ils sont sortis au cinéma ; l’effet ne serait pas le même ! C’est ce qui se passe ici : on lit la Bible d’une autre façon. Chaque manuscrit est unique. L’histoire plurimillénaire de la Bible nous invite à la découvrir, non pas comme un monolithe prisonnier d’une lecture univoque, mais comme un texte vivant et toujours différent.
Bonjour, Je suis un peu désarçonné par l’article du Figaro d’aujourd’hui qui explique que la source de cette bible acquise dans les années 1920 est les manuscrits de la Mer Morte découverts en 1947… et qui me semble avoir été écrit par quelqu’un qui ne s’est pas sérieusement penché sur le sujet.
https://www.lefigaro.fr/culture/encheres/une-bible-hebraique-vendue-aux-encheres-pour-un-record-de-38-1-millions-de-dollars-20230517
Ceci écrit, je me permets de vous écrire que j’aime beaucoup ce que vous faites et que j’ai découvert il y a quelques jours sur Youtube.
D’autant plus que les mss de la mer morte n’ont pas de points voyelles à la différence du codex Sassoon.